Ce vendredi 29 février, sous le regard ahuri des uns, approbateur des autres, Polanski recevait le César du meilleur réalisateur. Prix délivré à la surprise générale, malgré la foule de manifestant.e.s posté.e.s devant la salle Pleyel au même moment, et dont la pancarte « 4 viols. 12 nominations » aura assez justement résumé la source du conflit.
Pourtant, la récompense de Polanski est-elle signe d’un changement impossible ou bien la goutte de trop, annonciatrice d’un raz de marée sans précédent ? Le point de bascule vers une refonte d’une cérémonie déjà maintes fois critiquée car trop déconnectée de son public ? Séparer l’homme de l’artiste, considérer l’art pour l’art… la question à se poser n’est-elle pas plutôt : la récompense de cinéma peut-elle être vraiment déconnectée de la société dans laquelle elle existe ?
Quel est l’objectif du César ?
Créé en 1974 par George Cravenne, les Césars furent d’abord pensés en réaction aux Oscars, afin de promouvoir le cinéma européen et le mettre en avant face aux grosses productions hollywoodiennes. L’objectif est de « distinguer par leurs votes les artistes, les techniciens et les films qui leur ont paru les plus remarquables, en leur décernant un trophée». Il s’agit avant tout de récompenser l’œuvre, mais également les hommes qui la constituent.
Or, la valeur du prix de cinéma ne tient pas seulement à son existence en tant qu’entité indépendante en soi. Sa pérennité dépend de sa reconnaissance et son appropriation, après avoir été remis, par les sociétés.
Avant d’être attribué, et lorsqu’il n’est attaché à aucune œuvre en particulier, le César est un bien culturel. Il est un bien relatif à un mode de culture dans une société donnée.
Cependant, dès lors qu’il est remis, le trophée acquiert une dimension allant bien au-delà du simple objet culturel. La notoriété du jury, la cérémonie – construit sur le mode du prestige – la hiérarchisation faite par rapport à d’autres œuvres de qualité (le remporter, c’est être meilleur que tous les autres), l’immense couverture médiatique qu’il obtient : tout l’environnement qui l’entoure permet au César de devenir alors un bien symbolique. Un bien symbolique, selon la définition qu’en font Philippe Bouquillon, Bernard Miège et Pierre Moeglin dans L’industrialisation des biens symboliques est un bien qui véhicule un « coefficient d’imaginaire ». C’est également un objet dont la circulation tend à transformer ce dernier en média et moyen de communication. Pour faire simple : le César, lorsqu’il est attribué à un film, acquiert une valeur puissante de sens et envoie un message à la profession, au public, et aux médias qui ne manquent pas de se l’approprier. Donner le César du meilleur film à Les Misérables, c’est envoyer un message à l’industrie de l’entertainment comme aux consommateurs de cette dernière. C’est reconnaître un nouveau cinéma politique, aussi bien par son contenu que par son processus de fabrication. Enfin, le César est un bien symbolique car il « apporte un profit symbolique » à l’œuvre et aux personnes auxquels il est rattaché. Avoir un César, c’est avoir une valeur, et non des moindres. Le César tend à circuler, et à être ré-approprié par les publics. Aussi, donner un César, c’est faire accéder une œuvre à de l’atemporel.
Mais s’il y a une trop grande déconnexion entre le prix et la société dans lequel il est délivré, il y a rupture du pacte. La récompense peut être disputée, elle ne peut pas être incomprise.
Or aujourd’hui, force est de constater que la cérémonie des Césars a atteint un point de non retour. Longtemps contestée et maintenant mise à mal comme jamais auparavant, la cérémonie des Césars souffre d’une fracture multiple : fracture entre la cérémonie et le public, mais aussi fracture au sein même du système des Césars – entre l’Académie et les votants, et entre les votants eux-mêmes. Les discours politiques et critiques à l’égard des Césars ne sont désormais plus uniquement visibles sur scène mais prennent de plus en plus place dans l’espace public. La circulation d’une pétition signée par de nombreux membres de la profession pour appeler à une refonte radicale des Césars aura été l’une des raisons principales de la démission de la direction de l’Académie – une semaine avant la cérémonie. Cette parole à l’encontre de l’institution n’a ainsi plus seulement un écho : elle a un poids. Pourtant, le point de non retour aura bien été atteint au cours de la cérémonie, lors de la remise du César du meilleur réalisateur à Polanski – soit la seule distinction qui pouvait être directement et uniquement adressée au réalisateur, et qui aura pour effet de provoquer un véritable tsunami.
Pas assez de diversité au sein des lauréats des Césars, pas assez de femmes, films nommés souvent trop consensuels et loins d’être représentatifs de la pluralité des cinémas existants… et aujourd’hui une personnalité accusée d’agressions sexuelles et n’ayant jamais été jugée – ou fini d’être jugée – se voit à nouveau remettre l’un des prix les plus prestigieux du cinéma français. Ce en pleine époque #MeToo et alors même qu’Adèle Haenel, il y a quelques mois à peine, aura eu le courage de s’exposer et se prendre pour exemple afin de dénoncer un système, par bons nombres d’endroits, largement questionnable.
Est-ce l’institution toute entière qui est à repenser ?
Dans son livre L’Economie du prestige, James F. English s’interroge sur la non remise en cause des institutions, qui selon lui font souvent office de figures autoritaires au sein de l’industrie culturelle. L’institution est créée selon des règles souvent opaques, et se constitue dans le cas des Césars de membres inconnus – contrairement aux Oscars où tous les membres de l’Académie sont identifiés et rendus publics. Qui vote ? Personne ne le sait jamais vraiment. De plus, l’institution se dessine comme une véritable forteresse : les règles pour y entrer sont telles qu’il faut être tenace et surtout être apprécié de plusieurs de ses membres pour pouvoir espérer en faire partie. Ce qui laisse légitimement à penser qu’ouverture et diversité ne sont pas totalement de mise ici.
Une chose est certaine : cette autorité est désormais mise à mal et nécessite aujourd’hui de devoir repenser tout le système.
La fracture, aussi douloureuse soit-elle, est malheureusement souvent nécessaire pour provoquer les éboulements qui permettent les révolutions.
Sources :
http://www.academie-cinema.org/academie/histoire.html
https://www.cnrtl.fr/definition/culturel
ENGLISH James F. The Economy of prestige, Prizes, Awards and the Circulation of Cultural Value. Cambridge : Harvard UniversityPress, 2008, 432 p.