La fronde à l’heure du streaming

La fronde à l’heure du streaming

Dans un mouvement inédit, plus de quinze mille artistes ont signé une pétition réclamant, entre autres, une meilleure rémunération de la part du géant du streaming. À la clé, un précédent qui pourrait peut-être changer les règles du jeu.

Ils demandent 1 centime pour un clic. Un penny par écoute. C’est la somme, délirante avouons-le, que plus de 15000 artistes signataires de la pétition « Justice at Spotify » réclament à la plateforme lancée par Daniel Ek il y a plus de dix ans. Toujours en position archi-dominante dans le monde de plus en plus concurrentiel du streaming, elle fournit un catalogue immense, des prix attractifs et un algorithme de découverte plutôt efficace. Mais de l’autre côté de l’interface, l’ambiance est moins belle : Spotify propose une rémunération parmi les plus basses du marché, impose des deals profitant aux majors de l’industrie du disque et, sous couvert de promouvoir les artistes et leurs œuvres, contribue un peu plus à les rendre précaires. C’est qu’à l’heure actuelle, un stream donne potentiellement droit à 0,0038 $, soit 0,0033 €. En comparaison, Tidal propose environ 0,012 $ par clic, Apple Music 0,007 $ et YouTube 0,00069 $. Selon l’Union of Musicians and Allied Workers (UMAW), l’association derrière cette initiative, il faudrait un total de 632 streams pour obtenir 1 $. Pour se permettre un loyer, presque 300 000. Pour s’offrir une voiture, une maison ou un appartement, mieux ne vaut calculer. 

Il faut ajouter à cette rémunération (très) basse une spécificité dont les rouages et les détails échappent en partie aux artistes et aux labels ajoutant leur musique sur la plateforme. Ce tarif, annoncé par clic, est en fait pondéré par les parts de marché de chaque artiste. Plus un artiste a un nombre important de stream et prend « de la place » dans la somme totale des écoutes de Spotify, plus il sera mis en avant. Et plus il sera mis en avant, plus il récoltera d’autres streams, et des revenus plus importants. Dans ce système, qui peut-être vertueux pour quelques élu·e·s car pousse encore plus leur réussite, les plus petits et les indépendants, artistes comme labels, sont forcément lésés. C’est le système dit « market-centric », dont l’UMAW ne veut plus ; à l’inverse, l’association pousse pour un modèle « user centric » où chaque écoute va directement à l’artiste et au label écouté. Un système déjà mis en place sur Deezer. Plus vertueux et surtout égal, là où le modèle utilisé actuellement profite non-seulement aux plus gros artistes, mais aux maisons de disques qui les distribuent et qui regroupent des immenses catalogues. Sony BMG, Universal Music Group et Warner Music Group se partagent l’essentiel des revenus versés. 

Quand on dit que les rouages et les détails échappent aux artistes et aux labels, c’est que les contrats passés entre les ayants droits, les majors qui distribuent la musique et la plateforme sont parfois complexes et surtout, profitent à ces mêmes majors ; elles sont en meilleure position pour négocier le tout et être encore une fois plus visible dans les playlists les plus suivies. On se souvient de l’opération de promotion du précédent album de Drake qui avait réussi l’exploit d’être dans chaque playlist influente, peu importe le genre et le pays. 

L’alternative, quelle alternative ?

L’UMAW et les artistes signataires veulent logiquement plus de transparence, d’égalité, une meilleure rémunération (directe) – en bref, qu’on respecte et valorise réellement leur travail, la création. Avec un sens du timing et un cynisme assez impressionnant, Daniel Ek a annoncé quelques jours après la sortie de la pétition une nouvelle fonctionnalité. Les artistes et musiciens auront la possibilité de « booster » un ou plusieurs titres. Ce titre en question pourra être un peu plus visible par les utilisateurs, poussé par l’algorithme : plus de chances d’être écouté à travers des recommandations personnalisées de l’application, donc plus de chance de générer des écoutes, des clics et des revenus. Oui mais… Ce boost, proposé gratuitement, à une contrepartie : la rémunération du-dit titre « boosté » sera plus faible. Oui, plus faible que les 0,003 € actuel. Un taux plus faible, car visibilité plus grande (on ne sait pas encore de combien pourrait être ce nouveau taux). Nous y voilà donc : après des années de petites blagues et de tentatives avortées, les artistes et musiciens vont enfin être rémunéré·e·s en visibilité

Dans ces conditions, on comprend aisément pourquoi autant d’artistes ont choisi de s’insurger contre la plateforme. Sans toutefois retirer leurs contenus ; c’est que le stream, aussi pervers et aliénant soit-il pour eux, reste un moyen plus qu’un autre de se faire connaître par les auditeurs. Beaucoup plus qu’un passage en radio, qui serait la forme la plus proche et la plus concurrentielle du streaming. 

Il se pose alors la question de l’alternative : quelle est-elle, où est-elle ? Comment résister à ces plateformes, Spotify en tête, et permettre à des artistes, émergents comme confirmés, de vivre de leurs créations ? 

Des pistes ont été entrevues ces derniers temps, notamment sur Bandcamp. Plateforme de découverte par excellence, elle permet aux artistes et labels de mettre en ligne et à disposition d’une communauté de mélomanes plus averti·e·s qu’ailleurs des dizaines de millions de titres. C’est d’ailleurs probablement le site le plus fourni en musique, à égalité avec YouTube. Qui ne fonctionne pas vraiment comme les autres. Bandcamp dispose d’un algorithme qui, comme ailleurs, vous aidera à trouver ce que vous ne connaissez pas encore mais propose à l’achat définitif tous les titres et albums en ligne. Surtout, il n’y a pas d’interface générale avec des playlists, des titres qui se suivent et rangés dans des styles. Il s’agit plutôt d’une presque infinité de pages dédiée à un artiste – où l’on y retrouve toute sa discographie, par exemple, ou à un label, regroupant toutes les sorties et du merchandising. Un blog, très fourni et curieux, complète l’offre de découverte. 

Plus divers dans l’offre et plus équitable dans la rémunération, avec des frais (entre 10 et 15%) qui s’appliquent à chaque achat et qui, un vendredi par mois, sont offerts (nous vous en parlions dans un article dédié ndlr). Résultat : un immense succès pour la plateforme qui a reversé plus de 75 millions de $ depuis la première édition en mars aux artistes. Quant à l’écoute des titres sans les acheter, le lecteur se bloque au bout d’un certain temps – difficile d’ailleurs à prédire combien d’écoutes ? – pour inciter à l’achat. 

On ignore combien d’utilisateurs passent réellement à l’acte et valident leur panier par la suite, mais historiquement très plébiscité par le monde de l’indie, Bandcamp s’est fait une place de choix dans toutes les musiques. 

Le Grand Soir, en streaming

La place prise dans une industrie musicale toujours sur la brèche et exsangue avec la crise sanitaire et l’arrêt total de la majorité des revenus – soit les concerts – par le streaming semble pourtant immense, et difficile à changer. Certains artistes se rendent sur Patreon, plateforme de financement participatif où il est possible d’agréger une communauté autour de son projet et d’être rémunéré. Une forme d’engagement plus vraie, tangible et solide. À l’image d’un changement de société et d’habitudes de consommation dans laquelle beaucoup de citoyens s’engagent : consommer mieux, pas forcément moins quand il s’agit de produits culturels, soutenir les indépendants. Quelque chose de plus direct, de plus engagé. Le commerçant en bas de la rue, l’artiste du coin, même combat. 

S’engager pour les artistes que l’on défend, à l’image donc de la pétition lancée par l’UMAW. Mais s’engager à plusieurs : tous l’ont compris que face à ces géants du numérique et les majors pour lesquels ils roulent de plus en plus, se regrouper pour être plus forts est non seulement nécessaire mais indispensable. Que peuvent quelques groupes indie, une dizaine de DJs ou quelques labels, aussi talentueux soient-ils, face à tout ça ? Même Taylor Swift, pourtant loin d’être inconnue, s’y est plié. La solution reste l’entraide et la solidarité : ensemble, on est plus fort et rien n’est aussi banal que cette observation. Mais c’est qu’à 16 819, cela n’est plus tout à fait la même chose.