Chapitre 1 : Le réveil
Goutte par goutte, j’entends le bruit de l’eau qui s’écoule. Impossible de me rendormir, je suis en proie à mes doutes et incertitudes. J’ai froid. Mon radiateur d’appoint ne fonctionne pas très bien et la température avoisine les moins douze degrés à l’extérieur. De là où je suis, j’entends les bourrasques de vent. Je ne me suis jamais senti aussi seul. La minuscule fenêtre à barreaux de ma chambre a l’air gelé. La lumière de cette nuit de pleine lune la traverse à peine. Le bruit strident du robinet qui fuit va me rendre chèvre. Je dois l’arrêter. Je sors du lit et me rapproche de ce robinet de malheur. Quand j’y parviens, je me rends compte que la force de mes mains ne me permettra pas de le réparer. Une pince monseigneur ou un smartphone qui répète une musique d’ambiance auraient pu m’éloigner de cette triste réalité. Malheureusement, je ne dispose ni de l’un ni de l’autre. Les gouttes s’enchaînent et s’assemblent mais ne se ressemblent pas. Et pour ma plus grande joie ce soir, je vais devoir dormir avec. Serait-ce une épreuve qui aurait pour but de tester ma résistance à la torture psychologique ou juste un coup du sort ? Je ne sais pas. Si rien ne dure dans la vie comme le dit Héraclite, combien de temps vais-je devoir dormir dans ces conditions ? Les questions sans réponses se bousculent dans ma tête. Ce n’est pas l’heure pour la philosophie de comptoir. L’horloge numérique au mur affiche 3h15 du matin. Je retourne me coucher en m’avouant vaincu. A chaque pas, le contact de mes pieds sur le carrelage glacé me rappelle à quel point je suis stupide de dormir sans chaussettes. Cette sensation de froid me donne l’impression que le nombre de pas entre mon lit et le lavabo sont interminables. Je décide de redémarrer le radiateur qui l’espace d’un instant concurrence cet évier de malheur. Une fois le radiateur redémarré, je fais quelques pas et parviens à me glisser sous mes draps à la recherche d’une chaleur disparue.
Ma chambre est sombre et ne contient que le strict minimum. Cette pièce n’est pas plus grande qu’une cellule de prison de 10m2. On y trouve un lit une place, une petite penderie, une douche à l’italienne, des toilettes, un radiateur d’appoint, une horloge numérique murale et un lavabo. Le lit est au milieu de la pièce. On y trouve un matelas de mousse de faible épaisseur et des draps fins. Les effets personnels sont proscrits dans mon école. Vous ne trouverez pas de photos de mes proches accrochées sur les murs blancs à la peinture écaillée, de téléphone portable, ou tout autre objet de la sorte. Je n’ai droit qu’au nécessaire de toilette et selon la direction cela est suffisant. Dans ma penderie, les choses ne sont guère différentes. Ma penderie si on peut l’appeler ainsi est remplie de vêtements basiques: les treillis, les t-shirts blancs immaculés et les rangers font parties de mon quotidien. Si on regarde bien, on peut quand même y trouver cachés derrière mes quatre treillis, un costume bleu marine, une chemise blanche, une cravate noire, une paire de jeans et un tee-shirt rouge. Ce sont les seuls vêtements et effets personnels que j’ai et surtout que j’ai le droit de porter quand mes parents viennent me voir au centre ou quand je leur rends visite. J’ai également comme la plupart des jeunes de mon âge, une vieille paire de basket que je traine depuis des années. Elles ont une valeur sentimentale. Ces Nike m’ont été offertes par mes parents le jour de mon dix-huitième anniversaire et depuis j’y tiens. Bleues et blanches, elles sont encore impeccables bien que je les porte depuis maintenant sept ans. À mi-chemin entre le produit collector et le produit de grande consommation, elles m’ont accompagné dans la plupart de mes sorties du centre. Elles représentent le dernier vestige de ma liberté et tel un totem, j’ai maintenant l’impression qu’elles me rassurent à chaque sortie. Aussi rares soient-elles, ces sorties sont notre seul moyen de communiquer avec l’extérieur quand nous ne sommes pas en travaux pratiques d’immersion et d’observation dans une ville ou un pays. Chacun d’entre nous a le droit à dix sorties exceptionnelles autorisées par an en plus du jour de Noël et du réveillon de la Saint Sylvestre. Personne ne peut cumuler plus de deux jours à l’extérieur sauf en cas de mission. C’est peu de temps, tellement peu qu’à nos yeux nos familles deviennent des étrangers avec une culture différente. Le monde en dehors de l’école reste un monde auquel nous n’appartenons plus. Et à mon humble avis, nous ne le rejoindrons plus. Soyez rassurés, c’était l’effet escompté. A chaque visite nos parents étaient fiers et en même temps suspicieux. Nous sommes à leurs yeux des objets d’admiration et d’étrangeté. Le si peu qu’ils savent et qu’on leur a rabâché après un lavage de cerveau, les rend heureux. À les écouter, ils sont convaincus qu’une divinité bienveillante après une combinaison dont elle seule a le secret a donné naissance à un être exceptionnel à partir de leur patrimoine génétique. Il est vrai qu’ils ne sont pas éloignés de la vérité mais certaines choses leur échappent encore. Quelles sont les réelles motivations du comité de direction de notre école? Pourquoi nous- ont-ils séparé aussitôt de nos parents? Malheureusement, le centre nous interdit d’aborder avec nos familles toutes questions ou discussions relatives à notre naissance ou à notre présence en son sein. De ce fait à chaque visite ou sortie, parents et progénitures sont même contraints de signer une clause de confidentialité qui interdit d’évoquer les sujets sensibles tels que les différences de leurs enfants et la formation suivie par ceux-ci. L’arrivée de l’un d’entre nous dans sa ville ou son village d’origine prend assez souvent des allures de fête communale. Pour les voisins, amis et autres membres de notre famille, nous sommes des bêtes de foire que nos parents exhibent. Même s’ils ne manquent pas de dire à quel point ils sont fiers de leur progéniture sélectionnée à la naissance pour intégrer une école pour enfants à très haut potentiel. Bercé par le bruit de mon évier qui fuit, je décide de me lever du lit pour aller boire un verre d’eau. J’arrive devant le lavabo, j’ouvre le robinet et j’attrape la timbale de fer posée sur celui-ci. Une fois ma soif étanchée, je tente de me rincer le visage. Mon geste est grossier et j’essaie d’éviter d’inonder le sol, en vain. J’attrape une petite serviette et je m’essuie délicatement. Une fois le robinet serré, pendant quelques courts instants, je me regarde dans le miroir mal éclairé et suspendu au-dessus de l’évier. Je contemple ce visage qui semble inexpressif. Je ne suis pas moche et je ne me trouve pas particulièrement beau. J’essaie de rester humble car les canons de beauté changent également avec les époques, les goûts et le milieu social auquel on appartient. De plus, il est très difficile pour moi de prendre conscience de mes atouts ou non car je ne rencontre pas grand monde pour comparer. Si je devais me décrire objectivement, je dirais que je suis symétrique. Mais cette symétrie est imparfaite. Tantôt elle peut se révéler être un critère de beauté, tantôt elle ne l’est pas. Quoiqu’il en soit Madame Pickles m’a trouvé charmant la dernière fois que j’ai rendu visite à ma famille. Cette vieille voisine qui ne sort pas de chez elle et déteste tous les habitants du quartier excepté mes parents. Cette dame âgée prenait plaisir à garder mon frère et ma sœur alors qu’elle-même devait être surveillée. Madame Pickles n’est pas très grande. Elle mesure à peine 1m51 mais elle possède un regard froid avec une tignasse grise, épaisse et bouclée. J’ai un peu le même style de tignasse de couleur brune. Le genre de tignasse à mi-chemin entre celle de Samson sur ses représentations picturales et celle d’Albert Einstein sur ces photos. Chaque matin, je tente de la dompter pour ne pas avoir un afro sur la tête ou pire avoir l’air d’un fou furieux. Je me demande encore pourquoi le centre s’est toujours opposé au fait que je me coupe les cheveux. Aujourd’hui, ils ont une bonne longueur, ils m’arrivent aux épaules. A mon humble avis, le centre a voulu que j’ai les cheveux longs parce que selon eux cela me rend banal. C’est malheureusement sans compter sur mon regard qui n’a aucune discrétion. J’ai des yeux vairons. Mon œil droit est vert et l’autre œil est gris clair. Cette combinaison peu commune est intéressante. Quand mon regard croise celui de quelqu’un d’autre, j’ai une légère sensation au ventre qui me donne l’impression et même parfois la certitude que je peux lire en cette personne. C’est pourquoi je détourne systématiquement les yeux quand je croise quelqu’un. J’ai peur de découvrir des choses. Des choses qu’ils veulent cacher ou qui peuvent me mettre en danger. Malgré mon regard, j’ai un visage doux. Mes traits sont fins et ma peau est légèrement mate. Du haut de mes 1m85, le lavabo et le miroir me semblent minuscules. Et pourtant la première fois que j’ai mis les pieds dans cette chambre, j’arrivais à peine à la hauteur de l’évier. Je me rappelle avoir fait l’usage d’une petite caisse en plastique comme marche pour pouvoir atteindre le lavabo. Je devais avoir 5 ans si je me souviens bien. Et c’était la première fois qu’on me séparait de mes parents pour un aussi long moment. Je me rappelle de ce jour comme si c’était hier. Un dimanche matin les employés du centre sont venus me chercher. Après un copieux petit-déjeuner, nous nous étions tous réunis dans le salon. Mon frère et ma sœur jouaient avec leur chien robotisé et je regardais un dessin animé sur une tablette. Ma mère observait la scène depuis son fauteuil sans dire un mot. Ce jour-là, elle portait un chemisier vieux rose et un jean blanc. Son visage ne laissait transparaître aucune émotion. Son regard était froid. Mon père quant à lui, venait de sortir de la salle de bain. Cheveux encore mouillés, il avait revêtu un sweatshirt de son ancienne université et un jean denim. Il s’était posé dans le canapé à côté de moi et m’avait pris sous son bras gauche. C’était un moment de pur bonheur familial digne d’une publicité pour un produit de grande consommation. Je taquinais mon frère et ma sœur quand on entendit une voiture se garer dans notre allée. Pour les taquiner, je m’amusais à déconnecter le mode aboiement de leur animal de compagnie, Hector. Hector était un cadeau du dernier Noël. Depuis ce jour, ils refusaient de s’en séparer. C’était un simple Jack Russel blanc et noir en métal qui était doté d’un ordinateur intégré avec une IA assez rudimentaire. Hector pouvait aboyer, parler et simultanément effectuer les mêmes actions qu’un ordinateur classique. Il proposait des jeux aux enfants à sa portée et diffusait des films d’animation en hologrammes. Il pouvait également mémoriser des scènes et les diffuser autant de fois que l’on voulait. La sonnette de la porte d’entrée retentit, personne ne bougea. Mes parents se regardèrent comme s’ils cherchaient à s’avoir lequel d’entre eux devait aller ouvrir. Elle sonna une deuxième fois d’un coup sec. A la troisième sonnerie, mon père décida d’aller en direction de la porte pour l’ouvrir. Derrière celle-ci, on pouvait apercevoir deux hommes en treillis. Je ne comprenais pas trop ce qui se passait. Je me demandais ce qu’ils nous voulaient. Ensuite, ma mère me demanda de venir rapidement auprès d’elle. Son regard était triste. Je sentais que quelque chose de grave se tramait. Elle me prit dans ses bras et à cet instant en voyant son regard je sentais que quelque chose se préparait. Je lui dis spontanément ces quelques mots à l’oreille en pleurant :
– «Je je je … ».
Elle m’embrassa sur le front. J’embrassais mon frère et ma sœur qui continuaient à jouer avec Hector sans comprendre ce qui se passait. Et quand je rejoignis mon père devant la porte celui-ci n’arrivait pas à contenir ses émotions. Il était aussi rouge qu’une tomate. Il avait les larmes aux yeux.
Et me dit : «Je je je»
A croire qu’ils s’étaient coordonnés pour me dire ces paroles réconfortantes et rassurantes. Sur le coup, j’avais l’impression qu’une partie de mon être m’avait été enlevée. A mon arrivée au centre, j’ai d’ailleurs passé les trois premiers jours à pleurer en cachette. On venait de m’enlever à ma famille. Mais croyez-le ou non, j’ai toujours eu la sensation que ce jour arriverait. Je me disais souvent le soir avant de m’endormir que des extraterrestres ou des scientifiques viendraient un beau jour m’enlever à mes parents pour faire des tests sur moi dans leur laboratoire. Je n’avais pas peur des monstres sous mon lit mais plutôt de ceux qui étaient en train de m’observer grandir à distance. J’ai toujours su que j’étais différent. Donc cela me soulageait presque de savoir que j’avais raison.