©Markus Winkler

Féministe et hétérosexuelle : l’impossible réconciliation ?

Comment aimer les hommes quand on les déteste ? C’est Holly Bourne[1] qui pose la question dans son dernier roman ; question qui traverse chacune de nous, consciemment ou non.

L’amour hétérosexuel est voué à l’échec, tout le monde le sait, surtout les féministes. Il suffit de creuser un peu pour le voir. Hétérosexualité rime avec inégalité. Que ce soit conscient ou non. Il semblerait que l’on n’y puisse rien, c’est comme ça, tant pis pour nous, tant mieux pour vous. On a grandi dans ce système qui prône les hommes au boulot et les femmes aux fourneaux, les hommes sans pleurs, et les femmes remplies de peurs, les hommes en haut, les femmes en dessous.

Comment aimer les hommes quand ils représentent tout ce contre quoi on se bat, nous les féministes ? Nous, les hommes, on les déteste[2]. Entre mépris des combats féministes, anti-racistes, et plus largement des idées progressistes, et incompréhension de nos revendications ; comment vivre avec une moitié masculine qui a été élevé par une société patriarcale ? Toutes les déconstructions, les discussions et les lectures féministes ne peuvent contrebalancer cela. Quand on y pense réellement, qu’est-ce qu’on a à y gagner, nous, à tenir leur main et à quémander leur cœur ? Quel rôle convient le mieux pour un épanouissement rapide dans l’inégalité ? Question à choix multiples et à réponses entrecroisées :  les éduquer / les réparer / les soigner / les comprendre / les materner / les calmer / les apaiser / les épanouir / être protégée. Quand on est une femme cisgenre qui se met en couple avec un homme, même le plus allié possible, fait-on le choix, conscient ou non, d’être dans une position inférieure ? On le sait au fin fond de nous qu’on ne sera jamais tout à fait sur un pied d’égalité avec sa moitié. Il faut choisir le fruit le moins pourri du panier, comme le dit Baptiste Beaulieu[3]. C’est la roulette russe de la peur : d’être non écoutée / de perdre confiance / d’être rabaissée / mansplainnée / frappée / violée / tuée. Les hommes ne connaissent pas ce jeu de hasard, cette peur au fond du couple.

La question a mille points aujourd’hui : qu’est-ce que l’amour dans un couple hétérosexuel, dans une société patriarcale ? Le pouvoir réside non seulement dans une hiérarchie des sentiments mais dans un schéma dominant / dominée. C’est brutal, mais vrai. Le couple devient le reflet de ce qu’il se passe à l’extérieur de cet entre-soi hétéronormé.Miroir grossissant du patriarcat. Et c’est encore pire quand on y rajoute la domination par l’argent, les double journées et le care des enfants. Charge mentale, charge amoureuse, charge de désirabilité, les femmes sont en charge de beaucoup de choses pour éviter que leurs couples battent un peu trop de l’aile. Mais c’est pas de notre faute, on a été éduquées comme ça. En parler ne suffit plus, comprendre de la part de son compagnon ne suffit plus. Il est temps d’agir.

Une fois le chemin de la déconstruction féministe emprunté, impossible d’arrêter subitement, de faire demi-tour. Les prises de conscience sont entamées, les yeux ouverts et la réflexion débutée. Peut-on vraiment être une féministe assidue dans ses combats tout en étant en couple hétérosexuel avec un homme cisgenre ? Peut-être qu’après tout, on est beaucoup à accepter ça parce que déconstruire c’est plus fatiguant. Expliquer ça prend du temps, s’énerver ça fait pas très « féminin » après tout, on nous le répète tout le temps, inlassablement. C’est éreintant, ça questionne trop. Surtout, ça détruit la complicité, le désir, les rires. Prendre le temps d’expliquer, se répéter, ça nous anéantit surtout nous, de l’intérieur, à petit feu. Mettre sous les pleins phares la charge mentale, les rapports de pouvoir qui se jouent dans ce duo, ça demande pédagogie et calme. Comme toujours. De vraies qualités féminines. Rien ne peut être fait dans l’explosion, l’agressivité, le j’en-ai-ras-le-bol, au revoir, adieu. Ou plutôt si, mais c’est le couple qui meurt, échoué sur le bas-côté du patriarcat. Burn-out émotionnel féminin, incompréhension masculine.

Peut-être qu’après tout, c’est tant mieux, il est l’heure d’arrêter d’expliquer et de commencer à vivre en accord avec ses combats. Tant que l’amour hétérosexuel se construit dans une société patriarcale, difficile d’éviter les écueils de l’incompréhension quant à nos combats, notre revendications et notre quotidien. Être une femme cisgenre hétérosexuelle féministe en couple avec un homme cisgenre, en 2020, ne peut se faire qu’au prix du tri du meilleur allié possible. Celui qui écoute, mais qui se tait surtout. Celui qui s’éduque seul et comprend surtout. 


[1] BOURNE Holly, Pretending, Hodder & Stoughton, 2020

[2] HARMANGE Pauline, Moi, les hommes je les déteste, éd. Seuil, 2020[3] BEAULIEU Baptiste, « J’en ai marre des mecs, mais marre, marre, marre … » podcast France Inter, 9 mars 2020, [en ligne] : https://www.franceinter.fr/emissions/alors-voila/alors-voila-09-mars-2020