Crédits DDM-Michel Viala, pendant la manifestation Nous Toutes à Toulouse

Enquête : le porno à l’ère du féminisme

Pornographie. Synonyme d’excitation, d’indifférence ou de répulsion, ce mot résonne différemment dans chaque esprit. Incontestablement genré, majoritairement orienté vers une hétérosexualité normée, le porno s’est fait roi dans une éducation sexuelle informelle. Les mouvances féministes contemporaines s’y sont immiscées, parce qu’en pornographie aussi, les femmes ont leur mot à dire.

De l’érotisme au porno « junkfood »

Difficile d’établir des frontières à la pornographie. En matière d’orientation sexuelle comme de fantasmes, la pluralité règne. Frôlant inévitablement des questionnements moraux, les représentations mettant en scène la sexualité sont infinies. Le seul cadre établi est celui de la légalité, elle aussi en perpétuelle évolution. Et quoi qu’il en soit, le darknet saura la déjouer.

Si l’on se cantonne au porno grand public, facilement accessible sur les plateformes majeures de diffusion, on est frappé par l’hégémonie d’une offre dans laquelle la femme est, osons le terme, souvent bafouée. On ira jusqu’à dire : soumise, humiliée, violée. La notion de consentement est trouble. De récentes accusations d’actrices à l’encontre de la célèbre société française Jacquie et Michel l’appuient, mais ce n’est pas sans une grande part d’hypocrisie que l’on feindrait la surprise à ce sujet.

Là où l’érotisme a déserté – on entend par ce terme, récit qui pousse à la rencontre sensuelle de l’autre – le corps est devenu un simple bien consommable, de la vulgaire junkfood commandée dans un fastfood de l’imagerie sexuelle. Quand on sait que les sites pornos représentent des milliards d’euros et de visites (33,5 milliards pour Pornhub en 2018), et plus globalement, jusqu’à un tiers des recherches sur Internet, l’intérêt mercantile est évident. L’offre et la demande se nourrissent mutuellement pour créer un monstre gargantuesque insatiable, à l’image de Bandai-gaeru, personnage de la tirelire gloutonne du Voyage de Chihiro d’Hayao Miyazaki.

Inutile cependant de se vautrer dans le puritanisme. Oui, la pornographie est aussi vieille que l’humanité. Dès le Moyen-Âge, elle a une bible, avec le Kamasutra de Vâtsyâyana, où la vision de la sexualité est sacrée, ludique, et surtout, respectueuse. On en trouve également des traces sur des fresques – que l’on qualifierait aujourd’hui de « NSFW » – dans les ruines du mont Vésuve à Pompéi, dans les temples indiens de Khajurâho, aux yeux de tous dans l’Empire romain, et même à la Préhistoire.

Fresque, thermes de Pompéi / crédits : Reuters Photographer

Réponse à une pulsion sexuelle primaire, le fait de se masturber n’a jamais nui à quiconque, au contraire. A moins, bien sûr, d’être tombé dans l’addiction ou l’exhibitionnisme forcené. L’avènement d’Internet, par son omniprésence et sa dimension incontrôlable, en rend les travers plus aisés : femmes dénigrées, pédophilie, revenge porn, troubles de la sexualité y sont monnaie courante.  

Une croisade anti-porno serait donc purement vaine et absurde. La question n’est pas de l’anéantir, mais de lui redonner ses lettres de noblesse. Qu’elle brille à la lueur de chaînes BDSM ou de paillettes roses, une chose est sûre, la nouvelle ère de la pornographie sera féministe, ou ne sera pas.

L’émancipation sexuelle, caméra au poing

Mais alors, comment reprendre le contrôle ? Comme le dit Annie Sprinkle (auteure de Deep inside, premier manifeste porno féministe publié en 1982) : « La réponse au mauvais porno, ce n’est pas d’interdire le porno, mais de faire du meilleur porno ! ». Pour offrir une nouvelle voie à la pornographie, il lui faut donc de nouvelles voix. Dès lors, le porno féministe n’est pas un oxymore, la nouvelle vague de réalisatrices nous le prouve.

La réponse se trouve dans une production plus éthique, plus respectueuse de l’humain. Elle présente des rapports égaux et de la diversité, notamment par l’inclusion des minorités sexuelles. Avec un porno qui se veut « féministe », l’aspect politique prend le pas sur l’aspect commercial. On pourrait caricaturalement opposer un porno capitaliste destructeur à un porno « bio », sensible au bien-être et à la nature des personnes.

Les silhouettes ne sont plus coulées à la chaîne dans un unique moule siliconé. Les vedettes sont désormais des pommes, pêches, concombres parfois hors format, les invendus que l’on a coutume d’appeler « fruits et légumes moches » car ils ne répondent pas aux normes de calibrage « sans défaut » de la grande distribution (alors qu’ils sont très bons).

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N’en déplaise aux fervents détracteurs du féminisme, ce porno-là n’a pas pour mission d’inverser les rôles par mimétisme. Il ne s’agira pas de soumettre l’homme aux mêmes traitements, mais de chercher l’harmonie, le consentement, la liberté et la variété. En passant derrière la caméra, les femmes prennent le pouvoir sur la représentation de leur genre et proposent un nouveau regard. Elles sont pro-sexe, mais ne parvenaient simplement pas à s’identifier à l’offre mainstream (dont les femmes représentent en moyenne moins d’un tiers de la fréquentation).

Ce courant a émergé dans les années 1980 aux Etats-Unis et est issu du milieu queer. Dans l’essai Lust Horizons: Is the Women’s Movement Pro-Sex? publié en 1981, la journaliste et militante Ellen Willis est la première à utiliser l’expression « féminisme pro-sexe ». En réponse à un féminisme conservateur, qui voudrait tout simplement abolir la pornographie perçue comme outil de domination patriarcale, elle fait partie de la « Sex War » qui caractérise la troisième vague du féminisme. En France, la question trouve écho en 2001, avec le Porno Manifesto d’Ovidie, une ancienne actrice X devenue productrice.

En défendant une vision positive de la pornographie, elles légitiment le droit des femmes à disposer librement de leur corps ainsi que leurs droits en tant que travailleuses du sexe. Clamant haut et fort que les femmes aussi fantasment et éprouvent du désir, elles contribuent à l’émancipation sexuelle. 

It’s time for porn to change, Erika Lust, TEDxVienna

Petit guide du porno féministe

Concrètement, le porno féministe, ça ressemble à quoi ? Est-ce si différent, est-ce vraiment éthique ? On pourrait penser qu’il s’agit d’un énième label douteux, à l’image de la catégorie « porno pour femmes » des sites classiques. Ces extraits d’amours édulcorées contribuent eux aussi à une représentation clichée de la sexualité féminine. Les relations lesbiennes ne sont, elles non plus, pas véritablement destinées aux personnes concernées, mais bien au fantasme masculin.

Si certaines y trouvent leur compte, par réel intérêt, habitude ou lassitude, de nombreuses femmes culpabilisent ou le déplorent. De même que, sous le poids de la crise écologique, notre regard sur les rayons du supermarché a indubitablement changé, on ne peut plus ignorer la condition des femmes. Post #metoo, les consciences s’éveillent de plus en plus et réclament une autre façon de consommer le plaisir. Oui, soyons fous : nous sommes prêts à voir des actrices consentantes, une caméra du point de vue féminin, des scénarios travaillés, des poils, des rides, des bourrelets, des instants de complicité, de rire et de maladresse. Des corps entiers et non plus des pièces chez le boucher.

Les boîtes de prods indépendantes et féministes sont aujourd’hui au porno ce que sont les boutiques bio zéro déchet aux écolos. Mais qui sont-elles, d’où viennent-elles, quels sont leurs réseaux ? On a enquêté et défriché pour toi l’univers du porno féministe. Ce qui suit est un guide non exhaustif, qui te permettra peut-être de dire à tes potes que désormais, tu fais une bonne action à chaque orgasme.

Erika Lust, la figure de proue

A la tête de sa maison de production Lust Films, la suédoise domine le marché du porno féministe. Ses films, à l’esthétique léchée, changent les codes. Plus cinématographiques, ils font preuve d’une grande diversité. Pour cause, la réalisatrice entretient un dialogue très étroit avec son public. Avec sa série Xconfessions, elle récolte les témoignages et met en scène les fantasmes directement issus de l’imagination de son audimat. Si son contenu est payant, il vaut son prix. La qualité a un coût, et pour garantir des conditions de travail respectueuses, c’est nécessaire !

Olympe de G, militante d’une nouvelle pornocratie

Celle qui se bat pour un « porno clitocentré plutôt que phallocentré » est passée de l’autre côté de la caméra pour mettre la main à la pâte. Si elle dénonce les ravages de l’industrie du X, ce n’est pas sans proposer son renouveau. Pari risqué, dans cet univers très « visuel », mais le podcast érotique a trouvé son public. Avec VOXXX, « invitation au plaisir pour clito audiophiles », le porno se susurre à l’oreille des femmes (mais pas que). En plus, c’est gratuit. On citera aussi, côté anglophone, les applications Dipsea, Ferly et Quinn. Adieu les hurlements exagérés.

Ovidie, la référence french touch

Elle aussi d’abord actrice, elle n’a eu de cesse de défendre une vision plus saine de la pornographie. Avec Ovidie, montrer un préservatif durant un rapport ne sera pas « has been ». Sa démarche dépasse le cadre du divertissement, elle défend les messages du porno féministe à travers ses films érotiques, mais aussi ses documentaires et ouvrages. Ses long-métrages comme Histoires de sexe(s) sont notamment diffusés sur Canal+ et elle rafle des trophées aux Feminist Porn Awards. En endossant sa casquette de formatrice en éducation sexuelle, Ovidie propage la bonne parole, sur le web comme sur les ondes. Amen !

Anoushka, Not a sexpert (mais un peu quand même)

Sur son site Notasexpert, la jeune cinéphile Anoushka ajoute son grain de sel au paysage du porno féministe. Elle honore les notions de plaisir féminin et aborde le sujet avec « fraîcheur, légèreté, fun et réalisme ». Il faudra débourser quelques euros pour visionner ce « porno orienté vers vous, vers votre sexualité, vers notre génération décomplexée », nous promet-elle. Ainsi soit-il.

Lucie Lush, un coup de blush rafraîchissant

Avec le site Lucie Makes Porn créé en 2013, cette blogueuse et réalisatrice basée à Barcelone affirme ses convictions féministes à travers un porno simple et naturel tourné vers l’exploration. Son « porn lab » a récemment été rebaptisé Commonsensual, nouveau nom, même formule. Pour toujours plus de transparence, il y a même une section « Behind The Scenes », qui démystifie le tournage. Pour un porno neuf et sincère.

Paulita Pappel, otro casa para porno

Cette performeuse espagnole, productrice et organisatrice du Porn Film Festival de Berlin a créé deux sites de porno éthique : Lustery, avec de vrais couples amateurs, et Ersties, pour du porno lesbien authentique. Elle affirme qu’elle ne changerait sa carrière pour rien au monde : essayer de faire évoluer la société en aidant les femmes à prendre leur pied, ça ne sonne pas trop mal.

Pink Label, la belle affaire pour les queers

Shine Louise Houston, fondatrice de la Pink and White Productions, met ici en vedette un porno queer alternatif, axé sur toutes minorités habituellement invisibles ou fétichisées.

Petites Luxures, le trait d’esprit

Du côté de l’illustration érotique, Instagram voit fleurir de nouveaux comptes. Comme celui des dessins minimalistes Petites Luxures, lancé en 2014. Subtile, poétique, l’imagination fait la suite.

La toile recèle de nombreuses surprises qui ne demandent qu’à être découvertes. Le spectre est vaste, du film érotique à l’eau de rose aux amours bestiales, scènes classiques ou fantaisistes, tout y est représenté. Cet art de la pornographie véhicule des images et des messages tournés vers le respect et le plaisir de tous les individus. S’il est principalement tourné vers les femmes, il est avant tout inclusif et émancipatoire. Il libère les fantasmes, redonne à chaque personne sa valeur : toutes les sexualités sont belles, tous les corps sont beaux.

En conclusion

On résumera l’enjeu du féminisme dans le porno par cette très juste citation d’Erika Lust : « Le porno peut être particulièrement nocif pour les jeunes lorsqu’il leur apprend à donner la priorité au plaisir masculin, qu’il leur montre des rôles sexuels néfastes, qu’il ignore l’importance du consentement, qu’il montre des types corporels particuliers comme la norme et qu’il présente des fantasmes sexuels purs et durs comme le seul moyen d’avoir des relations sexuelles« . La pornographie est le simple reflet des inégalités de la société dans laquelle on vit. Miroir grossissant d’une idéologie de domination patriarcale qui commence, lentement mais sûrement, à être ébranlée.

Si la nouvelle vague féministe génère de l’enthousiasme, elle attise aussi quelques critiques parmi les plus sceptiques. Saura-t-elle rester éthique, ou bien l’appât du gain l’avalera-t-elle ? Comment attirer le flux faramineux de consommateurs vers cette nouvelle offre, qui plus est souvent payante ? Le plus difficile demeure la sensibilisation au phénomène. Même s’il n’est pas parfait, au moins, le porno féministe se sort les doigts du cul – sans mauvais jeu de mot – pour essayer de faire bouger les lignes. S’il y aura certes toujours plus de visites sur le mainstream, on peut, malgré tout, agir en accord avec nos convictions à l’échelle individuelle. Et alors peut-être, collectivement, participer à la création d’un néo X positif et inclusif.