Portrait de la jeune fille en feu, Céline Sciamma, 2019.

À la recherche du female gaze

« Le regard féminin semble avoir été relégué à une culture souterraine, invisible. Il est temps de redresser nos regards. » Iris Brey

Le Male Gaze, origine d’un concept patriarcal

Le Male Gaze, ou “regard masculin”, on le connaît tou.te.s, même sans le savoir. On l’a tou.te.s expérimenté.e.s, au moins sans en avoir conscience. On le vit au quotidien et on en est bombardé.e.s dans chaque œuvre culturelle qui nous entoure. Au cinéma principalement, mais aussi en peinture, en littérature, dans les jeux vidéos, et autres. C’est le regard masculin hétérosexuel qui objectifie la femme. C’est les gros plans sur la poitrine de Megan Fox dans Transformers, c’est le costume d’esclave de la princesse Leïa dans Star Wars ou les scènes de viols rendues séduisantes dans Game of Thrones. Mais c’est aussi, être vue et sexualisée dans la rue, à l’école, au travail. Dans le male gaze, le personnage masculin est le personnage actif et tout ce qui l’entoure n’est que prétexte à le servir, faire avancer son intrigue et lui procurer du plaisir. La femme est muse, passive, non créatrice. 

Le terme est lié aux études de genres et théorisé par la britannique Laura Mulvey en 1975, principalement pour parler du cinéma classique hollywoodien et de toute la tradition patriarcale et hétéronormée qui s’en est dégagée. Selon elle, ce male gaze est si majoritaire et écrasant qu’il en devient inconscient et peut même être présent par intermittence dans une oeuvre qui se veut pourtant inclusive. Ce regard masculin hétérosexuel provoque une asymétrie de pouvoir tant dans les oeuvres de fiction que dans la réalité et il est grand temps de proner un rééquilibre des genres. 

La révolution du regard féminin : en route vers un regard égalitaire

Pour cela, une nouvelle notion fait son chemin dans le monde cinématographique et culturel depuis quelques années, dans la lignée des mouvements de libération de la parole féminine. C’est la notion de female gaze, de “regard féminin”. Bien moins répandue mais bel et bien présente, cette notion est en passe de devenir une véritable révolution à l’écran qui bouleverse notre manière de voir des films, mais aussi de nous voir nous-même. 

Contrairement à ce que l’on pourrait penser, le female gaze ce n’est pas forcément l’oeuvre d’une cinéaste femme. Ce n’est pas non plus l’exact opposé du male gaze, soit l’objectivation du corps masculin par la femme hétérosexuelle. Le female gaze permet en réalité de remettre au premier plan l’expérience féminine et de repenser le désir féminin. Il se veut plus libre, se revendique moins hétéronormé. Il est résolument féministe et a pour mission de faire évoluer les personnages féminins d’un rôle passif à un rôle actif. Contrairement au male gaze, c’est un geste qui se veut politique, un geste conscient, en opposition à l’inconscient patriarcal. 

En France, c’est Iris Brey la principale cheffe de fil de ce concept. Critique de cinéma, elle a publié en février 2020 aux Éditions de l’Olivier un ouvrage qui fait autorité en la matière, Le Regard Féminin, Une révolution à l’écran. Avec cet essai, elle nous délivre la définition la plus satisfaisante de ce concept, en fournissant notamment une grille de lecture objective et pertinente. Cependant, gardons en tête que le concept est encore mouvant, justement parce qu’il admet la complexité toujours fluide d’un regard genré.

Transparent, Jill Holloway, 2014

Grille de lecture du female gaze 

Au niveau narratif, Iris Brey définit trois critères essentiels pour qu’un film soit de l’ordre du female gaze : 

  • Le personnage principal doit s’identifier de sexe féminin;
  • L’histoire doit être racontée du point de vue de ce personnage féminin;
  • Son histoire doit appeler à questionner l’ordre patriarcal.

Au niveau formel, trois critères essentiels également :

  • Le film doit être construit de manière à ce que le spectateur ressente l’expérience féminine;
  • Si des corps sont érotisés, ils doivent l’être de manière consciente (contrairement à l’inconscient patriarcal);
  • Le plaisir du spectateur ne doit pas venir de l’objectivation du personnage.

Iris Brey se défend cependant de vouloir porter un point de vue moraliste sur les œuvres, il s’agit de « questionner l’esthétique d’un film, non pas [de] le censurer ». Il s’agit donc de questionner ces regards genrés et d’en tirer des conclusions sociologiques qui nous permettront en retour de mieux comprendre notre fonctionnement social. 

Fleabag de Phoebe Waller-Bridge, 2016

Intéressé.e.s ? Voici une liste de films non-exhaustive permettant d’expérimenter et mieux comprendre le concept :

Transparent de Jill Holloway, 2014

Souvent cité comme LA série de référence en la matière. Une œuvre sur la transsexualité, émouvante et pleine de nuances, qui nous met à la place d’un personnage jouissant enfin de sa féminité. 

Cléo de 5 à 7 d’Agnès Varda, 1962

Oui, le female gaze existait déjà avant les années 2015. La pionnière française est Agnès Varda, seule réalisatrice femme de la nouvelle vague. Dans Cléo de 5 à 7, Cléo est une femme complexe, faisant face à sa propre mortalité et cherchant à se libérer du male gaze.

Portrait de la Jeune fille en feu de Céline Sciamma, 2019

Un exemple de ce que peut être l’aboutissement d’une réflexion consciente sur le female gaze au cinéma. Un film sublime oeuvrant pour une déconstruction du rapport de force traditionnel entre muse et artiste. Œuvre d’autant plus percutante qu’il s’agit d’un film d’époque.

The Handmaid’s Tale de Bruce Miller, 2017

Série américaine inspirée du roman de Margaret Atwood. Un créateur masculin cette fois-ci. Il s’agit d’une satire féministe dystopique dans lequel les femmes ne servent plus qu’à procréer. C’est le contre-exemple de Game of Thrones, ici les scènes de viol sont tous sauf séduisantes, la caméra est rivée sur le visage de l’actrice principale (Elisabeth Moss) qui se désengage totalement de l’acte et c’est à elle que nous nous identifions. 

Fleabag de Phoebe Waller-Bridge, 2016

Série britannique écrite et jouée par Phoebe Waller-Bridge. Ici pas de culpabilisation du désir féminin, il est banalisé et se déroule face caméra avec appel à spectateur. À voir absolument.

Captain Marvel de Anna Boden et Ryan Fleck, 2019

Le female gaze n’est pas forcément réservé au cinéma d’auteur. Captain Marvel présente une héroïne ultra-puissante, qui n’est jamais montrée à moitié nue et n’a même pas d’intrigue amoureuse pour la rendre plus attrayante aux yeux du grand public